L’Afrique et les Sciences et Techniques : le prix de l’ignorance

Un bref clin d’oeil à la préhistoire, précisément à l’âge de la pierre polie, qui coïncide avec la nais- sance de l’agriculture, permet d’établir la centralité, je dirais même le caractère sacré des sciences et techniques dans l’humanisation de l’être animal qu’est l’homme, mais aussi et surtout leur place dans la création des moyens de subsistance et de développement économique, social et culturel de nos pays.
En effet, il y a environ 10 000 ans, l’Homme ne produisait presque pas et vivait essentiellement de cueillette, de chasse et de pêche.

Ce qui amenait toute une famille à marcher du matin au soir à la recherche de sa pitance ; cette contrainte laissant peu de temps pour la réflexion.
Vinrent alors les balbutiements des sciences agronomiques qui ont permis à nos ancêtres de planter, récolter et stocker d’une part, et, d’autre part, de domestiquer leurs cousins animaux moins dotés en matière grise.

L’Homme a ainsi trouvé le temps de chanter, danser, et développer son patrimoine artistique ; de développer sa spiritualité ; et surtout d’alimenter son patrimoine scientifique. C’est ce processus déclenché il y a plus de 10 millénaires, par l’acquisition d’une science par l’Homme, qui a traversé deux révolutions industrielles et qui est arrivé aujourd’hui à l’ère du numérique considéré par le spécialiste en prospective économique et scientifique, Jeremy Rifkin comme La troisième révolution industrielle.

L’histoire contemporaine montre qu’un pays qui ne fait pas de la promotion des sciences une priori- té ne peut prétendre à la réalité de l’indépendance. Autant Cheikh Anta Diop a beaucoup oeuvré pour la conscience historique africaine dans le sens d’armer psychologiquement les Africains, autant il faudrait aborder les aspects moins reluisants mais instructifs de cette conscience historique.
Si l’exploitation de l’Afrique par l’Occident a été rendue possible, à travers l’esclavage et la colonisation, c’est à cause du fossé qui séparait ces deux régions du monde en matière de sciences et techniques.

Cet apport de la science et de la technologie dans la conquête de l’Afrique a été bien exprimé par le Général Faidherbe qui, expliquant dans ses mémoires publiés en 1889, les nombreuses victoires d’une armée française relativement réduite en effectif, devant des foules de guerriers africains, di- sait ceci : … c’était l’énorme supériorité des armes qui rendait possibles de pareils exploits ; entre nos fusils à tir rapide et à portée considérable et les fusils à pierre dont se servent les Africains il y a autant de différence qu’entre les mousquets du 16ième siècle et les lances et flèches qu’on leur opposait.

Ce fossé existe toujours et explique, en partie, la prééminence de l’Occident sur l’Afrique. Cette prééminence, pour ne pas dire domination, même si elle se présente sous un aspect plus insidieux, sous le couvert d’un partenariat économique, n’en est pas moins pernicieuse.
Un malheureux fait qui illustre cela, de façon éloquente, a été révélé par le scandale qui a secoué le groupe pétrolier français ELF dans les années 90. En effet, toutes les parties prenantes de l’exploitation du pétrole congolais par ELF avaient reconnu que l’Etat congolais n’était pas outillé scientifiquement et techniquement pour vérifier les quantités et la qualité du pétrole extrait du sous-sol du pays. Même les plus hautes autorités congolaises d’alors avaient fait cet aveu d’impuissance. Et les Responsables de ELF n’ont pas manqué d’en tirer profit en sous évaluant quantités et qualité. D’ailleurs, de hauts cadres de la multinationale française, dont un ancien PDG, ont finalement reconnu le manque d’éthique et d’équité dans leur exploitation du pétrole congolais.

Les deux exemples que je viens de citer illustrent à suffisance que si nous n’avons pas une pleine conscience de l’impérieuse nécessité de promouvoir les sciences et techniques par l’éducation, la formation et la recherche, les mots développement et indépendance doivent être rayés de notre vocabulaire. Du Continent, je veux dire.
Le Président Senghor, bien qu’étant homme de lettres, l’avait si bien compris que cela transparait dans la loi d’orientation pour l’éducation au Sénégal de 1971. D’ailleurs, dans une interview accordée à Roland Collin en 1974, Senghor affichait l’objectif de voir, dans les cinq ans, les effectifs des classes de terminale littéraire réduits à seulement 20%. Et, aujourd’hui, il est heureux de constater que l’Etat du Sénégal, à la suite des concertations nationales autour de l’éducation et la formation de 2013 et 2015, a donné une forte orientation du système éducatif vers les STEM (Sciences, Tech- niques, Ingénieurie et Mathématiques).

Il est temps que les pays africains s’engagent résolument à relever le défi de la promotion des STEM puisque nous en avons les ressources. D’autant plus que notre Continent regorge d’atouts majeurs que bien des régions du monde lui envient. Nous pouvons en citer 4 essentiels : son patrimoine culturel et spirituel, sa diaspora, la jeunesse de sa population, et ses ressources naturelles.
D’ailleurs, selon le rapport 2013 sur le développement économique de l’Afrique, de la Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies, notre Continent possède, entre autres, environ 12 % des réserves mondiales de pétrole, 42 % des réserves d’or, plus 80% des réserves de métaux du groupe du chrome et du platine, 60 % des terres arables.

Pourquoi donc l’Afrique reste-t-elle le continent le moins industrialisé du monde ? Ce malheureux hiatus est, en grande partie, dû au retard accusé par l’Afrique dans le développement des ressources humaines en sciences et techniques.
Nous pouvons et nous devons travailler à inverser cette tendance, puisque rien qu’en nous appuyant sur nos ressources internes, notre diaspora, et la jeunesse de notre population, nous détenons les pi- liers de la formation d’un capital humain de haute qualité dans les STEM, au service du développe- ment.

Avec une population dont 70% a moins de 30 ans, et 41% a moins de 15 ans, l’Afrique doit, plus que toute autre région du monde, définir une vision claire du développement de ses ressources hu- maines, avant que l’atout jeunesse ne se transforme en péril social.
Dans cette optique, il importe de noter que, estimée à plus de 30 millions de citoyens par la Banque Mondiale, la diaspora africaine comporte une importante source d’expertises dans les différents do- maines de la science et de la technologie de pointe. Dans les plus grandes universités, dans les plus grands laboratoires de recherche, dans les industries de haute technologie du monde développé, on trouve des cadres africains qui tiennent le haut du pavé.

Par contre, de nos jours, le sens de la responsabilité voudrait qu’on ne s’engage pas dans la promo- tion des sciences et techniques sans évoquer la dialectique science et éthique.
En effet, avec les progrès du savoir scientifique et technique, particulièrement dans les domaines de la bionique, de la génomique, de la robotique, et des TIC, l’Homme intervient sur les conditions de production et de reproduction de son propre corps et de l’environnement naturel, accélère le traitement et la circulation de l’information, transformant ainsi les frontières de l’humanité. Le transhumanisme est en marche.
Les peuples africains étant essentiellement religieux, et adeptes des religions traditionnelles ou ré- vélées, l’Afrique devrait puiser dans les préceptes cardinaux que partagent ces dernières pour former concomitamment ses enfants à la science et à la conscience. Nous ne devons pas céder au vent de l’intégrisme laïc qui voudrait que la religion soit définitivement bannie de l’espace public et politique. L’Animisme, le Christianisme et l’Islam, pour ne citer que les religions prédominantes en Afrique, partagent des vertus qui devraient être exploitées pour accompagner la promotion des sciences et techniques en Afrique. En outre, au delà des politiques scientifiques et technologiques, l’implication du spirituel permettrait de mettre un terme à la pratique de la petite politique par nos gouvernants.

Je voudrais, enfin, insister sur le fait que l’Afrique, du point de vue des ressources naturelles, de la démographie, et des valeurs culturelles et spirituelles est particulièrement bien dotée. De plus, à l’échelle des pays, nous pouvons constater que l’élaboration de plans stratégiques de développement transcendant les régimes en place est dans l’air du temps. Ce qui est une très bonne dynamique à saluer et à encourager. Cependant, une fondation devrait être construite par l’Union africaine pour sous-tendre cette tendance. Il s’agit de l’élaboration d’une doctrine du développement fondée sur les atouts matériels et métaphysiques que j’ai cités plus haut. C’est seulement dans ce cadre que nous pourrons mettre en cohérence de manière efficiente et durable les politiques publiques qui concourent à la promotion de la Science, la Technologie et l’Innovation (STI), au service de l’économie du savoir et du développement économique, social et culturel de notre continent. Cependant, ne soyons pas naïfs, la promotion des STI est intrinsèquement lié au développement économique ; or, l’économie mondiale a toujours été un champ de bataille.
Chers concitoyens Africains, de Los Angeles à Tokyo, l’Afrique n’a que des « amis », mais doit res- ter lucide en accordant à l’Intelligence Economique la place qu’elle occupe dans toutes les régions développées de la planète. L’Afrique doit s’octroyer une certaine souveraineté dans le domaine de l’Intelligence Economique ; c’est seulement à ce prix qu’elle peut espérer rester vigoureuse dans les joutes économiques mondiales. Retroussons nous les manches. Ca ne sera pas facile, nos « amis » ne nous feront pas de cadeaux !

Professeur Abdou SENE
Directeur de l’enseignement supérieur privé